L’art numérique a connu une expansion fulgurante ces dernières années, intégrant de nouvelles formes d’interactivité et explorant des enjeux sociopolitiques avec une intensité inédite. Ce territoire hybride, à la croisée du jeu vidéo, de l’intelligence artificielle et des univers génératifs, ouvre des perspectives radicalement nouvelles sur la manière dont nous percevons et habitons le monde. Il n’est plus seulement question de représentation, mais d’engagement actif, de participation et de co-création. Dans ce paysage en mutation, Gabriel Massan s’impose comme une figure incontournable, redéfinissant les usages artistiques du numérique et explorant la simulation comme un outil d’émancipation.
Massan ne se contente pas d’emprunter aux technologies immersives : il en repousse les limites, transformant la création numérique en un espace où se rejouent les tensions entre mémoire, identité et pouvoir. À travers ses mondes générés, il déconstruit les récits dominants pour en proposer de nouveaux, fondés sur des bases collectives et plurielles. Son approche n’est ni purement spéculative ni strictement ludique ; elle relève d’une tentative de reformulation des structures narratives et sensorielles qui conditionnent notre manière de voir et d’expérimenter le réel.
Son projet Third World: The Bottom Dimension, présenté à la Serpentine Gallery, incarne pleinement cette démarche. Conçu comme un jeu vidéo expérimental, il dépasse cependant le cadre du médium vidéoludique. Il s’agit d’un écosystème pensé comme un espace de friction, où des enjeux historiques, politiques et esthétiques sont mis en dialogue. Le joueur devient ainsi un agent actif, dont l’expérience façonne la perception du monde traversé.
Cette hybridation entre simulation et réflexion critique positionne Massan dans un courant artistique qui ne cherche plus à représenter le réel mais à l’influencer, voire à le transformer. La mémoire collective, l’identité et la résistance sont au cœur de sa pratique. Dans Third World, ces thèmes ne sont pas imposés au joueur sous une forme didactique, mais émergent progressivement au fil de l’exploration et des choix effectués. Chaque interaction est une micro-narration en soi, un fragment d’histoire inscrit dans un contexte plus large.
L’enjeu central de l’œuvre de Massan est la réappropriation de l’espace numérique comme terrain de lutte et de réinvention. Dans un monde où les infrastructures technologiques sont souvent contrôlées par des grandes entreprises, où les récits sont normalisés et les identités marginalisées, il crée des univers où la fiction devient une arme critique. Ses mondes ne sont pas neutres : ils sont politiques, au sens où ils remettent en cause les structures établies, questionnent les mécanismes d’oppression et ouvrent des brèches pour imaginer d’autres futurs.
Gabriel Massan est un architecte de réalités alternatives, un bâtisseur de mondes qui refuse de se limiter aux cadres prédéfinis du jeu vidéo ou de l’art contemporain.
De Rio à la simulation numérique : Une trajectoire entre identités et territoires
Gabriel Massan est un artiste brésilien dont la trajectoire artistique se dessine à la croisée de plusieurs mondes : celui de l’art contemporain, du numérique et de la performance. Né et élevé au Brésil, il grandit dans un contexte social et politique marqué par de profondes inégalités, une violence systémique et une histoire coloniale encore prégnante. Ces tensions, loin d’être seulement des éléments de son environnement, deviennent le terreau d’une réflexion qui irrigue l’ensemble de son œuvre.
Dès ses débuts, Massan investit le corps comme médium. À travers la performance et la vidéo, il questionne la matérialité, la mémoire et les stigmates que portent les corps minorisés. La violence institutionnelle, la précarité et les mécanismes d’exclusion sociale deviennent des motifs récurrents dans son travail. Pourtant, il ressent rapidement une frustration face aux limites de ces formes artistiques : comment représenter l’oppression sans la figer dans une image statique ? Comment créer un art qui ne soit pas seulement une archive du passé mais un espace de transformation ?
C’est en explorant les logiciels 3D que Massan trouve une réponse. La simulation numérique lui offre un terrain d’expérimentation infini, où les frontières entre identité et territoire peuvent être repensées. Ici, le corps n’est plus une donnée fixe, mais un espace modulable. Il peut être fragmenté, reconfiguré, libéré des assignations biologiques et culturelles. Dans ses mondes numériques, la chair devient fluide, les créatures hybrides, les espaces mouvants. Il ne s’agit plus de subir une histoire imposée, mais d’en écrire une nouvelle, en dehors des structures dominantes.
La question du territoire est omniprésente dans son travail. Massan interroge la manière dont nous habitons le monde, que ce soit physiquement ou numériquement. L’expérience de la migration, du déplacement et de l’appartenance façonne son œuvre. Son propre parcours, marqué par l’exil et l’instabilité, trouve un écho dans ses simulations, qui rejouent sans cesse la tension entre ancrage et errance. Dans ses jeux et installations, les environnements sont instables, en mutation constante, comme une métaphore des identités en perpétuelle redéfinition.
Mais au-delà de la métaphore, Massan voit dans la simulation un moyen d’émancipation. Les mondes numériques qu’il construit sont des espaces de résistance et de réappropriation. Si les corps marginalisés sont surveillés, contrôlés et limités dans l’espace physique, que se passe-t-il lorsqu’ils investissent un territoire virtuel où ils peuvent redéfinir leurs propres règles ? La simulation devient alors un acte politique, un laboratoire de nouvelles formes de subjectivité et d’existence.
Avec l’essor des technologies Web3, Massan explore aussi les possibilités offertes par la décentralisation. Pour lui, la blockchain et les mondes immersifs sont des outils techniques, mais aussi des armes contre les monopoles culturels et économiques. Là où l’art traditionnel est souvent filtré par des institutions qui déterminent qui a le droit d’être visible, les technologies décentralisées ouvrent des brèches. Elles permettent à des créateurs issus de communautés marginalisées de revendiquer leur propre narration, sans passer par les circuits de légitimation habituels.
Dans cette optique, son travail consiste à repenser les conditions même de la création et de la transmission de l’art. En fusionnant jeu vidéo, sculpture numérique et narration immersive, Gabriel Massan développe une approche qui dépasse les frontières disciplinaires et réinvente la relation entre l’artiste, l’œuvre et le spectateur. Ce dernier devient un acteur, un explorateur d’univers où chaque choix, chaque interaction est un geste de reconstruction identitaire et politique.
Un art de l’hybridation
Gabriel Massan ne se limite pas à une seule discipline, un seul format ou un seul médium. Son art est celui de l’hybridation, où différentes pratiques s’entrelacent pour créer des expériences immersives et multisensorielles. Dès ses premières explorations numériques, il façonne un langage visuel singulier, où la sculpture 3D devient le fondement d’un écosystème en perpétuelle mutation. Ses formes biomorphiques, à mi-chemin entre l’organique et l’abstrait, semblent se transformer sous nos yeux, évoluant au gré des textures, des couleurs et des dynamiques de mouvement.
Mais pour Massan, ces entités ne sont pas de simples objets esthétiques. Elles ne sont pas figées comme des sculptures traditionnelles, mais conçues comme des acteurs, des présences autonomes qui interagissent avec leur environnement numérique. Dans son processus de création, il considère chaque élément comme une entité vivante, capable d’affecter et d’être affectée. Ces sculptures numériques deviennent ainsi des vecteurs de narration : elles portent des mémoires, des histoires implicites, et construisent des relations avec l’espace qu’elles habitent.
Cette logique trouve son aboutissement avec Third World: The Bottom Dimension, où Massan dépasse le cadre de la sculpture et de l’installation pour plonger pleinement dans la simulation interactive. Ce projet, présenté à la Serpentine Gallery, marque une étape cruciale dans son parcours : il ne s’agit plus seulement de contempler une œuvre, mais de s’immerger dans un monde en expansion, où chaque action du joueur influe sur l’expérience.
Le jeu vidéo devient ici un espace de convergence pour toutes les dimensions du travail de Massan : le mouvement, la narration, l’interaction et la sonorité s’assemblent pour former une expérience totale. En développant le projet en collaboration avec plusieurs artistes brésiliens, Massan ne cherche pas simplement à adapter son esthétique à un médium interactif, mais à ouvrir un cadre collectif de création, où différentes voix se croisent et se superposent. Loin d’être un produit figé, Third World: The Bottom Dimension est un écosystème mouvant, qui s’enrichit des récits et des interventions de ses collaborateurs. Chaque niveau du jeu, chaque environnement, porte la marque d’un artiste différent, reflétant la diversité des perspectives qui façonnent cet univers.
Dans ce projet, le jeu vidéo n’est pas qu’un support : il est un instrument de transformation. Contrairement aux œuvres fixes exposées dans des galeries, il repose sur l’engagement actif du spectateur devenu joueur. Ici, l’utilisateur ne suit pas un chemin préétabli : il doit naviguer à travers un monde inconnu, prendre des décisions, expérimenter différentes voies. Ce rapport à la fiction dynamique rappelle les travaux d’Ian Cheng, où la narration n’est pas linéaire, mais émergente, surgissant des interactions du joueur avec son environnement. L’histoire n’est pas donnée d’emblée ; elle se crée au fur et à mesure, en fonction des choix et des mouvements du participant.
Ce processus d’écriture collective est essentiel dans la vision de Massan. Il s’agit d’un jeu qui ne délivre pas un message unique, mais qui ouvre un champ d’interprétation. Chaque joueur construit sa propre lecture, tisse ses propres liens entre les éléments du monde numérique et ses propres référents culturels. Dans cet espace, la mémoire, l’identité et la résistance se manifestent non pas sous forme de discours didactiques, mais à travers des expériences sensorielles et interactives.
Massan explore ainsi la capacité du numérique à déconstruire les récits dominants et à proposer des alternatives. Son travail s’inscrit dans une tradition d’expérimentation artistique où les frontières entre médiums s’effacent : la sculpture devient une entité dynamique, l’image en mouvement se fait interactive, et la narration se construit dans l’action. Third World: The Bottom Dimension n’est pas seulement un jeu : c’est un territoire d’exploration, où les récits enfouis, les identités marginalisées et les imaginaires alternatifs peuvent émerger et prendre forme.
"Third World: The Bottom Dimension" : un manifeste interactif
Présenté à la Serpentine Gallery et disponible en libre accès sur Steam, Third World: The Bottom Dimension dépasse le cadre du jeu vidéo expérimental. C’est une œuvre-monde où se croisent narration décoloniale, queerness et décentralisation technologique. Massan ne propose pas un récit figé avec un début et une fin définis, mais un espace fluide, un champ d’expérimentation où les récits émergent, se recomposent et se dissolvent selon les choix du joueur. Loin d’une simple œuvre interactive, le projet s’apparente à un terrain de jeu politique et esthétique, où la technologie devient un outil d’émancipation et de contestation.
Un monde instable et fragmenté
Les paysages de Third World sont directement inspirés des biomes brésiliens, mais ne cherchent jamais à en donner une représentation naturaliste. Massan construit un environnement déformé, toxique, hallucinatoire, où les formes semblent en mutation perpétuelle. Ce choix esthétique fonctionne comme une métaphore visuelle de l’oppression et de la distorsion des récits historiques. Le joueur navigue dans un monde où les repères traditionnels sont brouillés, confronté à des créatures hybrides qui incarnent l’instabilité d’une réalité en transformation.
Mais cette esthétique du dérèglement ne se limite pas aux visuels. La bande-son, conçue par LYZZA, joue un rôle fondamental dans l’immersion sensorielle. Plutôt qu’un simple accompagnement musical, elle agit comme un élément perturbateur, modifiant la perception de l’espace et intensifiant le sentiment d’étrangeté du joueur. Les sons ne sont pas linéaires, ils se superposent, se brisent, s’étendent dans des directions inattendues, renforçant l’idée d’un monde où aucune stabilité n’est acquise.
L’interaction comme outil politique
Une des idées fondamentales du jeu est de questionner la notion de choix. Contrairement aux jeux traditionnels où les décisions du joueur mènent généralement à une progression maîtrisée et balisée, Third World le place face à des dilemmes où les conséquences sont ambiguës et parfois irréversibles. Certaines actions entraînent des impasses, d’autres révèlent des prises de pouvoir inattendues, sans garantie que le joueur contrôle réellement son destin.
Au cœur du gameplay, la capture de mémoire est l’une des mécaniques les plus singulières du projet. Elle permet aux joueurs d’enregistrer des fragments de leur parcours et de les transformer en NFT sur la blockchain Tezos. Ce dispositif dépasse le simple archivage : il s’inscrit dans une démarche de construction d’une mémoire collective, où chaque parcours devient une trace indélébile, échappant à l’oubli institutionnel qui frappe trop souvent les récits des minorités. Cette approche s’inscrit dans une logique de décentralisation technologique, où l’art numérique devient un outil d’autonomie et de résistance face aux structures de contrôle traditionnelles.
Un projet collaboratif et ouvert
Massan ne conçoit pas son projet comme une œuvre individuelle, mais comme une création polyphonique, un espace de dialogue entre plusieurs voix artistiques. Third World est ainsi construit avec plusieurs artistes queer et afro-brésiliens, chacun apportant une vision singulière et une sensibilité propre.
Castiel Vitorino Brasileiro injecte une dimension spirituelle et introspective, notamment à travers des dialogues qui interrogent l’identité et la mémoire.
Novíssimo Edgar, connu pour ses performances et ses créations textiles, insuffle une critique socio-politique directe et percutante, ancrée dans l’histoire coloniale et les réalités de l’exclusion.
Ventura Profana, à la fois pasteure et musicienne, explore les tensions entre religion, colonialisme et résistance queer, en déconstruisant les narrations imposées aux corps marginalisés.
Ce mode de création collectif et organique est central dans la démarche de Massan. Third World n’est pas seulement une œuvre interactive, mais un espace d’échanges et de frictions, où différentes subjectivités se rencontrent, parfois se confrontent, mais surtout coexistent sans se réduire à un discours unique. Il ne s’agit pas d’un manifeste dogmatique, mais d’une plateforme vivante, où chaque joueur, chaque artiste, chaque spectateur peut projeter sa propre lecture, réinterpréter le monde et en proposer de nouvelles cartographies.
Vers un art du futur : décentralisation et fiction comme espace d’émancipation
Le travail de Gabriel Massan s’inscrit dans une vision de l’art comme espace de prototypage du futur. À travers ses mondes numériques, il ne cherche pas seulement à représenter des réalités marginalisées, mais à en générer de nouvelles, à proposer des alternatives où l’identité, la mémoire et l’histoire sont reconfigurées à partir de points de vue décolonisés.
Ses œuvres reposent sur l’idée que la fiction, lorsqu’elle devient interactive, n’est pas seulement un mode d’expression, mais un moyen d’émancipation. Elles ne racontent pas un futur figé : elles en offrent la possibilité, elles tracent des chemins que le spectateur, devenu acteur, doit expérimenter. Loin de la passivité imposée par certains formats artistiques, l’engagement du joueur-spectateur dans Third World: The Bottom Dimension en fait un vecteur actif de transformation.
Décentralisation et autonomie des récits
L’usage que Massan fait du jeu vidéo, de la simulation et de la blockchain ne relève pas d’une simple fascination technologique. Il y voit des outils capables de redéfinir les cadres de l’expérience artistique, de désinstitutionnaliser l’art, et surtout, d’ouvrir des espaces où les voix minorisées peuvent enfin être maîtresses de leur propre narration.
Les plateformes numériques modèlent aujourd’hui nos perceptions et nos interactions, souvent selon des logiques centralisées et prédatrices, où les algorithmes définissent ce qui est visible et ce qui ne l’est pas. Massan interroge ce phénomène :
Peut-on reprendre le contrôle de ces outils ?
Peut-on transformer ces espaces en lieux de résistance plutôt que de soumission ?
Dans ce contexte, Third World: The Bottom Dimension apparaît comme une réponse expérimentale à ces enjeux. En créant un univers où chaque joueur inscrit ses propres traces, où chaque mémoire devient un objet unique sur la blockchain, Massan propose un modèle où l’histoire et la mémoire collective ne peuvent plus être effacées ou réécrites par des structures de pouvoir. Cette logique s’oppose directement aux mécanismes d’effacement historique et de domination culturelle qui ont façonné les récits du colonialisme.
L’art comme moteur de transformation
Gabriel Massan n’est pas seulement un artiste numérique. Il est un bâtisseur de mondes, un architecte de réalités alternatives où l’art devient un moteur de transformation active. Ses œuvres ne sont pas des objets statiques, elles ne se contemplent pas passivement : elles se vivent, elles se traversent, elles se subissent parfois.
Cette immersion forcée, ce dérèglement sensoriel, cet effacement des repères familiers ne sont pas de simples effets esthétiques. Ils sont une prise de position. L’art de Massan nous confronte à nos propres biais, nos propres modes de perception et de narration, et nous oblige à réapprendre à voir et à ressentir autrement.
Dans ce sens, son travail rejoint les réflexions d’autres artistes et penseurs qui voient dans l’art un outil de reprogrammation du réel. Comme Ian Cheng, qui conçoit ses œuvres comme des écosystèmes évolutifs, ou Alexis Pauline Gumbs, qui parle de la nécessité de "désapprendre" les récits dominants pour réécrire notre rapport au monde, Massan inscrit son œuvre dans un mouvement où la fiction ne sert plus seulement à rêver l’avenir, mais à le coder, à le structurer, à l’invoquer dans le présent.
Une esthétique de l’avenir : entre abstraction et engagement
L’univers visuel et interactif de Massan est une vision spéculative du futur, où les corps, les territoires et les identités ne sont plus définis par des frontières imposées. Ses mondes sont élastiques, polymorphes, ils accueillent des formes de vie qui n’ont pas encore trouvé de place dans nos récits classiques. Cette fluidité rappelle les écritures afrofuturistes, où la technologie devient un outil de libération et de résilience, mais elle s’ancre aussi dans une critique contemporaine des structures oppressives qui conditionnent notre manière de naviguer dans l’espace et le temps.
En fin de compte, Massan ne cherche pas à proposer une utopie numérique, mais à créer des brèches, des zones de friction où les règles de la réalité peuvent être remises en question. Son œuvre nous rappelle que chaque simulation, chaque interaction, chaque choix que nous faisons dans ses mondes est une expérimentation d’un autre avenir possible.
Loin de se limiter à l’art numérique, il pose une question essentielle : et si l’acte de jouer, d’explorer, de simuler, devenait en soi un acte de résistance ?