ESCAPE//FRAME #4 |Lu Yang
L’Artiste du Cyberespace et des Identités Fluides
Dans un monde où les frontières entre le réel et le virtuel s’estompent, où les avancées technologiques redéfinissent la perception de l’identité et de la conscience, LuYang s’impose comme une figure incontournable de l’art numérique. Refusant les étiquettes, préférant le terme de créateur à celui d’artiste, il développe une œuvre où se croisent neurosciences, spiritualité bouddhiste, jeux vidéo, avatars numériques et intelligence artificielle. À travers des œuvres comme Uterus Man, Delusional Mandala et la série DOKU, il interroge les notions de genre, de corporéité et de contrôle de l’esprit, tout en repoussant les limites de la création numérique.
Son travail ne se contente pas d’être une simple expérimentation visuelle ou technologique. Il engage une réflexion profonde sur la manière dont nous percevons le monde et nous-mêmes à l’ère du numérique. LuYang ne cherche pas seulement à représenter un univers parallèle ; il le construit, le peuple d’entités hybrides et le conçoit comme un espace où les lois physiques et sociales peuvent être réécrites. Chaque avatar, chaque mouvement de caméra, chaque interaction avec le spectateur est pensé comme une remise en question des structures rigides qui gouvernent notre existence. À travers ses œuvres, il nous invite à expérimenter, à nous perdre dans ces mondes en perpétuelle transformation pour mieux comprendre la plasticité de nos propres identités.
Un parcours entre influences multiples et refus des catégories
Né à Shanghai en 1984, LuYang grandit dans un environnement où la médecine et les sciences côtoient les mangas, les jeux vidéo et la culture japonaise. Issu d’une famille de professeurs dans l’industrie médicale, il développe très tôt une fascination pour le fonctionnement du corps et du cerveau, une thématique qui traversera toute son œuvre. Formé à l’Académie des arts de Chine à Hangzhou, il étudie sous la direction de Zhang Peili, figure emblématique de l’art vidéo chinois, et commence à expérimenter les possibilités de la modélisation 3D et de l’animation numérique.
Son éducation et son parcours académique lui donnent une base scientifique et artistique qui se reflète dans chacune de ses créations. Contrairement à d’autres artistes qui adoptent un point de vue purement conceptuel ou esthétique, LuYang mêle une rigueur scientifique à une sensibilité artistique débridée. Son intérêt pour les neurosciences et la médecine ne se limite pas à une simple fascination ; il s’agit d’un véritable outil pour déconstruire et reformuler la notion d’identité et de conscience. L’influence de Zhang Peili, connu pour ses œuvres vidéo expérimentales qui interrogent les médias et la perception, se retrouve dans l’approche de LuYang : un mélange de technologie, de philosophie et de provocation.
LuYang rejette les cadres imposés par la société, notamment en ce qui concerne l’identité de genre. Assigné femme à la naissance, il préfère les pronoms masculins (he/him) et refuse toute classification. Son travail se construit autour de la dissolution du « soi », une idée fortement influencée par la philosophie bouddhiste et la notion d’anatman (non-soi). Plutôt que de se définir par des catégories fixes, il explore des états d’être fluides et transitoires, incarnés par des avatars numériques dépourvus de genre.
Cette réticence à être catégorisé ne se limite pas au genre. Pour LuYang, toute forme d’étiquetage est une limitation. Se définir comme artiste, comme Chinois, comme homme ou femme, c’est accepter une série d’attentes et de conventions qu’il refuse d’endosser. Cette approche transparaît dans ses créations, où les frontières entre humain et machine, masculin et féminin, réel et virtuel, sont sans cesse brouillées. En adoptant cette posture, il s’inscrit dans une lignée d’artistes qui, à travers l’histoire, ont cherché à abolir les distinctions figées et à ouvrir de nouveaux espaces d’interprétation. Mais là où d’autres se contentent de questionner, LuYang propose des alternatives concrètes : des mondes où les identités sont malléables, des avatars qui transcendent les classifications traditionnelles, des récits qui échappent à la linéarité et à la logique dominante.
Un cyberespace comme terrain d’exploration artistique
Internet et le cyberespace occupent une place centrale dans l’univers de LuYang. Il considère le monde numérique comme un espace d’émancipation, un territoire où il est possible de réinventer les règles et d’échapper aux contraintes du monde physique. Contrairement aux générations précédentes d’artistes chinois, qui s’inscrivaient dans un art engagé et socialement critique, LuYang revendique un rapport plus introspectif et technologique à l’art. Il affirme vouloir « vivre dans le cyberespace », où il trouve une forme de liberté totale.
Pour LuYang, il s’agit avant tout d’un espace mental, d’un prolongement de la conscience où il peut donner libre cours à ses interrogations philosophiques. Internet devient ainsi un terrain d’expérimentation, un laboratoire où il peut tester de nouvelles formes d’expression et de perception. Cette approche rappelle celle des pionniers du cyberart, qui voyaient dans le numérique un moyen de dépasser les limites du corps et de l’esprit. Mais là où d’autres artistes explorent les implications politiques ou sociologiques du numérique, LuYang s’intéresse avant tout à ses dimensions existentielles et métaphysiques.
Ses œuvres sont conçues pour être expérimentées sur des écrans, dans des installations immersives ou via des plateformes numériques. Il adopte les codes du gaming, du motion capture et de la réalité virtuelle pour créer des mondes où les identités et les corps sont en perpétuelle transformation. Cet usage du numérique reflète une philosophie où tout est en flux constant, à l’image du concept bouddhiste de samsara, le cycle des renaissances.
Dans cette optique, chaque nouvelle œuvre de LuYang est une étape supplémentaire dans l’exploration de ces réalités alternatives. Son travail interroge ainsi les implications philosophiques et spirituelles du cyberespace : que signifie être un individu dans un monde où l’identité peut être modifiée en un clic ? Comment repenser notre rapport à la mémoire et à l’histoire dans un univers où tout peut être enregistré, stocké et manipulé ? Ces questions, loin d’être abstraites, trouvent une matérialisation concrète dans ses installations et films, qui immergent le spectateur dans des expériences où les repères traditionnels sont volontairement brouillés.
Pour LuYang, Internet un nouvel espace de vie, un territoire où il peut se soustraire aux contraintes du monde physique et réécrire son propre récit. En cela, il rejoint les visions utopiques des premiers théoriciens du cyberespace, qui voyaient dans le numérique un moyen de dépasser les limites du corps et de l’esprit. Mais là où beaucoup se sont heurtés aux dérives de la surveillance et de la marchandisation, LuYang continue d’explorer cet espace comme un champ de possibilités infinies, où la transformation de l’individu est non seulement possible, mais inévitable.
Uterus Man et la Réinvention des Super-Héros
L’un des premiers travaux marquants de LuYang, Uterus Man (2013), illustre parfaitement son approche hybride entre jeu vidéo, animation numérique et réflexion sur l’identité. Cette œuvre, à la croisée de l’art et de la culture populaire, présente un super-héros asexué qui se déplace sur un skateboard en forme de serviette hygiénique et utilise des pouvoirs liés au système reproducteur humain. Ce personnage peut changer le sexe de ses ennemis, donner naissance à un bébé et l’utiliser comme une arme, transformant ainsi le corps en un terrain de jeu où les rôles biologiques sont fluides et interchangeables.
Avec Uterus Man, LuYang s’attaque à la structure même des récits super-héroïques et aux conventions genrées qui les sous-tendent. Les super-héros traditionnels sont souvent définis par des archétypes rigides, liés à la force masculine ou à la sensualité féminine. En créant un personnage qui échappe à ces catégories, LuYang questionne la manière dont la fiction façonne notre perception de l’identité.
L’artiste pousse encore plus loin son exploration en associant Uterus Man à un projet de cosplay en collaboration avec Mao Sugiyama, un artiste japonais connu pour avoir subi une nullification génitale volontaire. Ce choix renforce la dimension performative de l’œuvre : il ne s’agit pas que d’un personnage fictif, mais d’une figure qui s’inscrit dans une réflexion concrète sur la corporalité et l’identité de genre. À travers cette œuvre, LuYang pose une question essentielle : si le numérique permet de transcender les limites biologiques, pourquoi continuer à s’accrocher aux définitions binaires du genre ?
Le personnage de Uterus Man s’inscrit dans une esthétique pop qui puise à la fois dans les mangas, les jeux vidéo et les comics américains. Son univers visuel rappelle celui des shōnen, avec une énergie exubérante et un dynamisme constant. Cependant, au-delà de cette apparence ludique, l’œuvre fonctionne comme un manifeste politique et philosophique. Elle interroge la manière dont les représentations du genre sont ancrées dans nos récits culturels et comment la technologie peut offrir des alternatives à ces constructions.
L’intérêt de Uterus Man réside aussi dans son interactivité. LuYang crée un jeu vidéo dans lequel les joueurs peuvent incarner ce personnage et explorer son univers. Cette dimension ludique permet d’impliquer activement le spectateur, transformant la question du genre en une expérience vécue plutôt qu’en un simple débat intellectuel. En jouant avec les codes du gaming, l’artiste détourne un médium souvent critiqué pour son conservatisme en matière de représentation du genre et en fait un outil d’émancipation.
L’impact de Uterus Man va au-delà du monde de l’art contemporain. Le personnage devient une icône queer et cybernétique, une figure de l’hybridité à l’ère du numérique. Il incarne cette volonté de LuYang de dépasser les limites imposées par la biologie et la société pour explorer un territoire où l’identité est fluide, adaptable et en constante réinvention.
La Série DOKU : Identités Multiples et Réincarnation Numérique
Avec la série DOKU, LuYang approfondit sa réflexion sur l’identité, la conscience et la spiritualité bouddhiste à travers des avatars numériques hyperréalistes. Ce projet, débuté en 2015 avec Delusional Mandala, atteint une complexité nouvelle avec DOKU The Self (2022), DOKU The Flow (2024) et le futur DOKU The Illusion. Cette trilogie explore les concepts bouddhistes du samsara (cycle des renaissances) et de l’anatman (non-soi), en intégrant des technologies avancées telles que le motion capture et la modélisation 3D.
Le nom DOKU provient de l’expression japonaise Dokusho Dokushi, qui signifie « nous naissons seuls, nous mourons seuls ». Cette idée traverse l’ensemble de la série : chaque avatar DOKU représente un état d’existence différent inspiré des six royaumes du samsara : Animal, Asura (guerrier), Paradis, Enfer, Humain et Esprit Affamé. Ces avatars, bien que visuellement distincts, partagent le même visage, celui de LuYang, scanné et intégré numériquement à ces corps multiples.
Dans DOKU The Flow, présenté à la Fondation Louis Vuitton en 2024, l’artiste joue sur la transformation et la fluidité de l’identité. Le film met en scène un avatar qui passe successivement d’une forme à une autre : humain, animal, fantôme, divinité... Cette métamorphose constante reflète l’idée que l’identité n’est qu’un état temporaire, soumis aux fluctuations du karma et des conditions extérieures. Une scène particulièrement marquante montre l’avatar DOKU s’ouvrant la poitrine pour révéler une version miniature de lui-même, dans une référence explicite au Ramayana et à Hanuman dévoilant Rama et Sita dans son cœur.
L’esthétique de la série DOKU est à la croisée de plusieurs influences : l’anime, le jeu vidéo, la danse traditionnelle et la science-fiction. Chaque avatar possède des postures et des mouvements inspirés de danses rituelles comme le legong balinais ou le kathakali indien. Pour capturer ces expressions, LuYang a collaboré avec des danseurs professionnels, enregistrant leurs performances grâce au motion capture avant de les transposer sur ses avatars numériques. Cette hybridation entre traditions ancestrales et technologies ultramodernes illustre bien l’approche de l’artiste, qui refuse toute opposition binaire entre passé et futur, spiritualité et numérique.
La série DOKU dépasse la simple question de l’identité personnelle pour s’intéresser à notre rapport à la réalité elle-même. DOKU The Illusion, le dernier volet prévu, s’attaquera à la distinction entre monde réel et monde virtuel. L’artiste y explorera l’idée que toute perception est illusoire, un concept bouddhiste central qui trouve une résonance particulière à l’ère du numérique, où les frontières entre réel et simulation sont de plus en plus floues.
LuYang utilise ici la technologie comme un élément fondamental de sa réflexion philosophique. Dans un monde où nos identités sont de plus en plus façonnées par les algorithmes, les avatars et les espaces numériques, DOKU interroge la manière dont nous nous définissons et dont nous nous percevons. En poussant la technologie à ses limites, l’artiste ne cherche pas seulement à questionner notre rapport au virtuel, mais aussi à ouvrir de nouvelles perspectives sur la nature même de la conscience.
Une Expérience Totale : Musique, Installation et Collaboration
Au-delà des images et des animations, l’œuvre de LuYang se distingue par une attention minutieuse à l’expérience sensorielle. Ses films et installations s’accompagnent de bandes-son immersives, conçues en collaboration avec des compositeurs et des musiciens expérimentaux. Pour DOKU The Flow, il a travaillé avec son collaborateur de longue date Li Huanzhi, dont les compositions électroniques fusionnent chants bouddhistes, rythmes industriels et sons glitchés. La musique ne se contente pas d’accompagner les images : elle en est une composante essentielle, accentuant l’état de transe et de méditation dans lequel le spectateur est plongé.
L’artiste conçoit également ses expositions comme des environnements immersifs. Il parle de décoration pour décrire la manière dont il adapte chaque espace d’exposition à ses œuvres, en jouant sur l’architecture, la lumière et le son. Son installation à la Fondation Louis Vuitton en est un parfait exemple : l’espace est pensé comme une extension du monde numérique de DOKU, avec des projections monumentales et une spatialisation sonore qui immergent totalement le visiteur.
Les œuvres de LuYang sont ce sont des expériences totales, où l’image, le son, l’espace et l’interaction se conjuguent pour créer des univers alternatifs. À travers ces créations, l’artiste nous invite à une introspection profonde sur la nature de notre identité, sur la manière dont nous percevons notre existence et sur les possibilités infinies qu’offre le cyberespace pour réinventer nos vies.