ESCAPE//FRAME #1 | Jakob Kudsk Steensen
Explorer le vivant à travers des mondes numériques
Quand on parle de Jakob Kudsk Steensen, on ne peut s'empêcher de le voir comme un pionnier de notre époque, quelqu’un qui brouille les frontières entre art, technologie et écologie. Cet artiste danois, né en 1987, transforme les environnements naturels en paysages numériques immersifs. Ses œuvres nous plongent dans une nature virtuelle saisissante. Qu’il s’agisse d’écosystèmes oubliés, d’espèces disparues ou de marécages souvent négligés, Steensen crée des récits numériques qui révèlent les liens invisibles entre les humains et leur environnement.
Mais ce n’est pas tout. Steensen ne cherche pas seulement à imiter la nature, il veut que nous ressentions sa beauté, ses rythmes et son essence. Ses mondes immersifs sont des espaces de contemplation, où l'on peut renouer avec ce qui nous entoure. À travers cet article, nous allons explorer son univers en détail, examiner ses œuvres majeures et comprendre pourquoi il est devenu l’une des figures les plus captivantes de l’art contemporain numérique.
L’émergence d’un artiste singulier : entre nature et numérique
Jakob Kudsk Steensen a grandi dans les paysages naturels du Danemark, entouré d’arbres, de marais et d’oiseaux. Très jeune, il a montré un intérêt pour la technologie, explorant des jeux vidéo comme Unreal Tournament et Metal Gear Solid. Ces expériences l’ont initié à la création de mondes numériques complexes, où chaque texture et chaque lumière jouaient un rôle narratif. Ces jeux, à mi-chemin entre le cinéma et l'interactivité, l'ont marqué profondément, et leur influence est aujourd'hui perceptible dans toutes ses œuvres.
Son éducation Steiner (en maternelle), orientée sur l'art et la nature, a également joué un rôle clé. Steensen a appris à observer le monde avec attention, à en comprendre les subtilités, et à traduire cette compréhension en art. Cette approche contemplative s’est ensuite mariée à sa fascination pour les technologies immersives, donnant naissance à une pratique artistique unique, où le numérique devient un outil pour explorer le vivant.
La philosophie du "slow media" : ralentir pour mieux se connecter
À une époque où la rapidité est devenue une norme, où les installations numériques rivalisent d’effets spectaculaires pour capter notre attention, Jakob Kudsk Steensen propose une alternative audacieuse et nécessaire : le slow media. Cette philosophie invite à ralentir, à observer et à ressentir, dans un monde où l’accélération constante de l’information et de la consommation risque de nous déconnecter de l’essentiel. Pour Steensen, la technologie n’a pas pour vocation de distraire ou de surcharger nos sens, mais de nous reconnecter à des rythmes naturels souvent oubliés.
Le slow media, tel qu’il le conçoit, est une démarche qui oppose à la frénésie technologique une approche contemplative et sensorielle. Il s'agit d'utiliser les outils numériques non pas pour produire un spectacle éphémère, mais pour recréer des expériences immersives qui invitent le spectateur à ralentir et à renouer avec son environnement. Cette approche exige non seulement une maîtrise technique, mais aussi une profonde compréhension des écosystèmes que l'artiste cherche à évoquer. Pour Steensen, tout commence par une immersion totale dans les environnements qu’il souhaite recréer. Qu’il s’agisse des marécages berlinois pour Berl-Berl ou des parcs londoniens pour The Deep Listener, chaque projet débute par une phase de recherche de terrain minutieuse. L’artiste s’installe sur place pendant des semaines, parfois des mois, pour observer, écouter et collecter des données. Il utilise des outils sophistiqués comme des micros sous-marins, des caméras 3D ou encore des drones pour capturer chaque détail du paysage : le bruit du vent dans les feuilles, le mouvement de l’eau, les textures de la terre et des plantes.
Mais ce n’est qu’une première étape. Une fois les données collectées, Steensen entreprend un processus de transformation numérique méticuleux. Chaque texture, chaque son est modélisé avec précision, parfois pixel par pixel, pour recréer des environnements qui sont profondément immersifs. Le temps est ici un allié : Steensen n’hésite pas à passer des mois à perfectionner une seule interaction ou une transition visuelle, afin que chaque élément de l’œuvre s’intègre harmonieusement.
L’un des aspects fondamentaux du slow media de Steensen est son caractère profondément collaboratif. Chaque projet s’appuie sur une synergie entre différentes disciplines. Biologistes, musiciens, écrivains et techniciens travaillent de concert pour enrichir l’œuvre d’une diversité de perspectives. Par exemple, pour Re-Animated, il a collaboré avec des ornithologues pour comprendre les comportements de l’oiseau disparu qu’il recréait, tandis que des concepteurs sonores ont travaillé à la restitution fidèle de ses chants. En intégrant les savoirs et les expertises de ces différents acteurs, Steensen s’assure que ses œuvres ne se contentent pas d’être visuellement impressionnantes. Elles deviennent des expériences complètes, où la science et l’art se rencontrent pour offrir une vision plus large et plus profonde de la relation entre l’humain et la nature.
Le slow media est une philosophie qui résonne avec les rythmes naturels. Contrairement à l’approche rapide et souvent consumériste de nombreuses œuvres numériques, Steensen cherche à reproduire les temporalités du vivant. Dans ses installations, les changements sont subtils et progressifs, imitant le mouvement lent d’une feuille portée par le vent ou le cycle de vie d’une plante aquatique. Par exemple, dans Berl-Berl, les textures des marécages évoluent lentement sous les yeux du spectateur, à mesure qu’il se déplace dans l’installation. Les sons spatialisés suivent un rythme organique, créant une sensation d’immersion où chaque pas modifie imperceptiblement l’environnement. Cette lenteur n’est pas un défaut, mais un choix artistique destiné à encourager une observation attentive et à stimuler un sentiment d’émerveillement face à la complexité du vivant.
Dans un monde saturé d’images et d’informations, le slow media de Jakob Kudsk Steensen agit comme un antidote à la frénésie technologique. Ses œuvres offrent un espace où l’on peut se détacher du chaos numérique et retrouver un lien authentique avec ce qui nous entoure. Ce n’est pas un art qui cherche à impressionner ou à en mettre plein la vue. C’est un art qui cherche à toucher, à éveiller et à reconnecter. Cette philosophie prend une résonance particulière dans le contexte actuel, marqué par la crise climatique et la pandémie. Alors que nous avons été contraints de ralentir et de repenser notre rapport au monde, les œuvres de Steensen rappellent l’importance de prendre le temps : le temps d’écouter la nature, de la comprendre, et de la préserver.
Des œuvres qui racontent des histoires écologiques
The Deep Listener : Une promenade entre réalité et nature augmentée
Créée en 2019 pour les Serpentine Galleries, The Deep Listener est une œuvre en réalité augmentée qui propose aux visiteurs une exploration sonore et visuelle des parcs londoniens, notamment Hyde Park et Kensington Gardens. En collaboration avec le concepteur sonore Matt McCorkle, Steensen a collecté des enregistrements environnementaux et des images de ces espaces naturels. Ces données ont ensuite été transformées en une expérience immersive où chaque espèce – des platanes géants aux chauves-souris – révèle une facette de l’écosystème.
En utilisant un smartphone ou une tablette, les visiteurs naviguent dans ce monde hybride, où le virtuel et le réel se rencontrent. Les sons évoluent en fonction de la proximité de l’utilisateur avec certaines zones, créant une interaction dynamique et personnelle. Le but de cette œuvre n’est pas seulement d’informer, mais de sensibiliser. Steensen nous pousse à regarder autrement des espaces que nous croyons connaître, à écouter ce qui est souvent inaudible et à redécouvrir l’émerveillement face à la nature urbaine.
Re-Animated : Faire renaître l’oublié
Avec Re-Animated, Jakob Kudsk Steensen nous plonge dans une réflexion sur l’extinction et la résurrection numérique. Cette œuvre s’inspire de l’histoire du Kaua’i ʻōʻō, un oiseau hawaïen dont le chant a été enregistré pour la dernière fois dans les années 1980 avant que l’espèce ne disparaisse. Steensen a travaillé avec des ornithologues et des scientifiques pour recréer un environnement virtuel où cet oiseau "revient à la vie".
Grâce à la réalité virtuelle, le spectateur est transporté dans un monde luxuriant où le chant de l’oiseau guide ses pas. Mais ce projet va au-delà de la simple reconstitution : il interroge notre rapport au vivant, notre responsabilité dans la préservation des espèces, et le potentiel de la technologie pour immortaliser ce que nous avons perdu. Re-Animated est une œuvre à la fois poétique et provocante, qui nous rappelle la fragilité du monde naturel.
Berl-Berl : Une immersion dans les marais berlinois
Présentée en 2021 dans la mythique Halle am Berghain à Berlin, Berl-Berl est une ode aux marécages qui entourent la ville. Ces paysages humides, souvent sous-estimés, deviennent, sous le regard de Steensen, des mondes riches et fascinants. Le projet a nécessité des mois de recherche sur le terrain, durant lesquels Steensen a utilisé des drones, des micros sous-marins et des caméras haute résolution pour capturer les détails de la réserve naturelle de Spreewald.
Berl-Berl est avant tout une expérience sensorielle où les visiteurs, entourés de sons et de projections monumentales, traversent un paysage mouvant, presque vivant. La collaboration avec la musicienne Arca ajoute une dimension sonore viscérale, qui amplifie l’émotion de l’œuvre. En recréant ces marécages dans un espace numérique, Steensen rappelle que ces lieux, souvent considérés comme insignifiants, sont en réalité des réservoirs de biodiversité et de mémoire.
Un impact durable dans le monde de l’art
Jakob Kudsk Steensen est aujourd’hui reconnu comme l’une des voix majeures de l’art numérique contemporain, et son influence ne cesse de croître. Ses œuvres, présentées dans des institutions prestigieuses comme la Biennale de Venise, les Serpentine Galleries à Londres, ou encore dans des lieux emblématiques tels que la Halle am Berghain à Berlin, repoussent les limites de ce que peut être l’art à l’ère de la technologie immersive. Mais son importance dépasse largement le cadre des expositions. Steensen incarne une vision novatrice où l’art numérique devient un outil non seulement esthétique, mais également philosophique et écologique.
Chaque œuvre qu’il crée agit comme un dialogue entre le spectateur, la technologie et la nature. Ce qui distingue son travail, c’est sa capacité à dépasser le simple émerveillement technologique. Les mondes qu’il construit, qu’ils soient inspirés des marécages berlinois, des parcs urbains ou d’espèces disparues, cherchent à provoquer une réflexion profonde. En confrontant le spectateur à des environnements numériques recréés avec une précision méticuleuse, il nous force à reconsidérer notre relation avec ces lieux souvent ignorés ou menacés.
L’impact écologique de ses projets est particulièrement notable. En numérisant des écosystèmes fragiles, Steensen immortalise des paysages qui risquent de disparaître dans un futur proche. Cette démarche interroge notre rôle en tant qu’êtres humains dans la destruction ou la protection de ces environnements. Ses œuvres servent de miroir, nous renvoyant une image de notre négligence, mais aussi de notre potentiel à agir différemment. Ainsi, son art devient un outil de sensibilisation, un moyen de reconnecter le public avec la nature tout en lui rappelant sa responsabilité.
Steensen redéfinit également le rôle de la technologie dans l’art. Là où beaucoup la perçoivent comme une barrière entre l’humain et le vivant, il en fait un pont. Cette approche transforme la technologie, la faisant passer d’un objet de distraction à un outil de connexion. Les œuvres de Steensen montrent que, loin d’être incompatible avec la nature, la technologie peut servir à en révéler les nuances et à éveiller notre conscience écologique.
Une vision pour le futur
Jakob Kudsk Steensen propose une vision pour l’avenir de l’art, où l’innovation ne réside pas seulement dans les outils utilisés, mais dans la capacité de l’artiste à établir des connexions profondes et durables. En combinant art, science et technologie, Steensen démontre que l’avenir de la création réside dans la manière dont ces disciplines peuvent collaborer pour offrir des expériences transformatrices.
Dans un monde où la crise climatique menace chaque jour davantage les écosystèmes de la planète, Steensen offre une alternative à la fatalité. Ses œuvres nous rappellent que la beauté et la complexité du vivant méritent d’être célébrées, mais aussi protégées. En nous plongeant dans des paysages numériques inspirés de lieux réels, il nous pousse à voir ces environnements sous un autre angle. Nous les percevons comme des entités vivantes avec lesquelles nous partageons un lien fondamental.
Son approche propose également une critique implicite de notre consommation rapide et distraite de l’art. Dans un monde saturé d’images, où les réseaux sociaux et la production de masse ont banalisé l’extraordinaire, les œuvres de Steensen nous offrent une alternative. Elles nous invitent à ralentir, à explorer, à écouter. En créant des expériences immersives qui ne peuvent être pleinement appréciées qu’en prenant le temps, il nous rappelle que certaines choses – comme la nature – ne peuvent être réduites à des instantanés ou des contenus à faire défiler. Mais son travail va plus loin : il redéfinit notre manière de vivre et de percevoir la nature à l’ère numérique. Plutôt que de rejeter la technologie, il l’utilise comme un outil pour réinventer notre relation au vivant. Ses mondes numériques ne sont pas des copies, mais des réinterprétations poétiques, des manières de voir la nature sous un nouvel éclairage. Cette vision pour l’art du futur est profondément humaine. Dans chaque œuvre, il y a une dimension émotionnelle qui transcende les données ou la technique. Que ce soit à travers le chant d’un oiseau disparu dans Re-Animated, ou les bruissements des marais dans Berl-Berl, Steensen touche quelque chose d’universel : notre capacité à ressentir, à nous émerveiller et à nous connecter. C’est cette humanité, combinée à sa maîtrise des outils numériques, qui fait de lui une figure essentielle de l’art contemporain.